Droit dans l'aléatoire

Le bruit d'une moto l'avait arrêté net. Elle avait reconnu ce son pourtant si singulier qu'elle s'était immobilisée sur le trottoir. Et ce fut comme si les minutes s'étaient arrêtées. Elle avait tourné la tête, ses cheveux avaient été soulevés par la légère brise et elle avait immédiatement reconnu son ami. Cette carrure, cette posture, ces vêtements, la moto, lui avaient paru si familiers. Un sourire s'était alors dessiné sur ses lèvres, illuminant son visage d'habitude si fade. Philippine ne laissait que très rarement transparaître ses émotions, préférant se cacher sous un masque. Elle était si souvent froide, presque comme de la glace, ne voulant pas être considérée comme quelqu'un de vulnérable. Elle rejetait toute forme de faiblesse, elle voulait être celle qu'elle n'était pas. Sensible, naïve, Philippine montrait pourtant le contraire d'elle-même. Les gens la prenaient pour quelqu'un de prétentieux, pour une personne inintéressante ne s'occupant que d'elle-même. Mais elle était tout le contraire. Et aussi puisse être paradoxal, avec Callum, la jeune anglaise se laissait aller. Ou du moins elle essayait. Elle tentait d'être celle qu'elle était vraiment. Elle aimait plaisanter avec lui mais elle voulait plus. Elle voulait réussir à lui dire combien elle tenait à lui mais les mots lui manquaient. Ils n'arrivaient jamais à sortir de sa bouche. Pourtant ce n'était pas si difficile à formuler... Il suffisait d'une inspiration, d'un mot, ou deux et il le savait. Mais c'était trop dur pour celle qui s'était promis de ne plus jamais souffrir, de ne plus jamais se confier, de ne plus être accessible. Fade, distante, narquoise, insensible, voilà ce qu'elle était devenue. Un triste tableau de celle qui fut auparavant si rieuse, si sociable et attachante. Elle était devenue comme sa mère, comme celle qu'elle s'était promis de ne jamais être. Elle avait fui son passé pour devenir quelqu'un de bien, pour ne plus être liée à des personnes si froides. Elle était partie à Manchester, quittant précipitamment Londres, pour se construire une nouvelle vie mais elle n'y était pas parvenue. Elle avait souffert à cause d'un garçon et tout avait basculé. Son passé l'avait rattrapé. Les souvenirs de sa mère, de ce cocon pourtant si paisible en apparences lui étaient revenus et soudain, elle avait regretté son départ. Elle avait voulu revenir, redevenir celle qu'elle avait été mais ça avait été trop tard. Les années avaient défilé et tout avait changé. Puis Greenville... avec Iz, sa meilleure amie. Elle avait espéré y vivre tout autre chose. Elle avait considéré son déménagement comme un nouveau départ. Mais elle s'était laissée berner par tant d'illusions auparavant qu'il lui était si difficile de laisser tomber le masque qu'elle finit par l'adopter définitivement. Elle s'était résignée à être celle que personne n'arrive à cerner, celle que personne ne vient voir, celle qui vit pour elle et qui ne s'occupe pas des autres. Mais au fond d'elle, elle refoulait tout cela. Elle avait envie de montrer combien elle voulait changer, combien elle voulait évoluer et devenir une bonne personne. Et Callum semblait la bonne personne pour l'aider. Avec lui, elle avait l'impression d'être la petite fille vivant toujours à Londres. Une petite fille innocente qui ne cherche qu'une chose : profiter de la vie. Entre eux, tout allait vite. Ils passaient une journée à s'aimer, le lendemain ils se déclaraient la guerre en se faisant les pires coups bas et deux jours plus tard, ils s'unissaient pour mener la vie dure à d'autres. Philippine avait l'impression de jouer un jeu avec lui et cela lui plaisait. Mais la londonienne avait peur de s'attacher aux personne, si bien que des fois elle tentait de mettre des distances de peur de trop s'impliquer et de souffrir à nouveau... Avec lui, elle semblait parfois mal à l'aise. Elle hésitait sur ses positions ne voulant pas le faire souffrir lui. Sa tête était emplie de pensées, de mauvaises pensées mais en voyant la moto avancer, tout s'était dissipé. Elle n'était pas encore résignée à le laisser filer ce garçon. Elle avait alors accéléré le pas dans sa direction pour le retrouver et lorsque ce fut chose faite une fois près de chez lui, elle l'avait hélé. Et sans réfléchir, elle lui avait évoqué ses projets pour ce soir. Une belle pièce allait être jouée et elle apprécierait sa compagnie. Il avait accepté et elle était repartie les projets pleins la tête...

Les secondes, les minutes, les heures avaient défilé tellement vite que Philippine eut peur d'être en retard pour retrouver Callum. Impatiente, elle avait passé la plupart du temps, une fois rentrée chez elle, à réfléchir à sa proposition. Elle se maudissait d'avoir été trop entreprenante, trop directe avec lui. Ce comportement ne ressemblait pas à l'image qu'elle donnait, bien qu'au fond, il était tout elle. Elle avait tant refoulé sa vraie nature que cette dernière semblait vouloir s'échapper. L'inquiétude la rongea jusqu'au théâtre où elle y parvint à pied. Encore quelques minutes pour considérer la question ne lui faisaient pas de mal. Le vent ne s'était pas dissipé, il continuait de fouetter ses cheveux qui virevoltaient sur ses épaules. Vêtue d'une simple robe et d'un gilet qu'elle tenait dans sa main et chaussée d'une paire de sandales, elle s'alluma une cigarette. Une bonne dose de nicotine ne lui ferait pas de mal. Elle n'était plus qu'à quelques rues du théâtre. Son cœur s'emballa à cette pensée. Certes, la pièce allait être un bijou mais ce qui lui faisait cet effet-la était Callum. Ce jeune homme en imposait, en sa présence elle avait toujours le sentiment de n'être qu'un verre de cristal pouvant se briser à chaque instant. Il dégageait une si bonne impression de sécurité qu'elle ne pouvait pas le tenir à distance. Il la rendait forte même s'il ne le savait pas. Et elle le remerciait intérieurement pour cela. Plusieurs fois durant son trajet, elle se promis de lui dire. De lui avouer ce qu'il était pour elle. Un bon ami qui la mettait en confiance et pour qui elle serait prête à faire tomber le masque. Mais plus elle approchait du lieu de leur rencontre, elle refoulait l'idée. Elle n'y arriverait pas, elle en était certaine. Et puis elle voulait profiter de leur soirée plutôt que de le mettre dans l'embarras. Autant pour lui que pour elle.
Puis elle oublia tout lorsqu'elle le vit descendre de sa moto, de l'autre côté de la rue. À gauche, à droite, personne. Elle traversa rapidement le boulevard et fonça sur lui. Le vent lui fit parvenir son doux parfum. Délicieux et viril parfum. Elle huma quelques instants celui-ci et eut l'impression de rougir lorsqu'il lui murmura combien il la trouvait belle. Elle sentit son cœur battre contre les parois qu'elle eut l'impression qu'il allait exploser. Elle se crut dans un film..., dans un film à l'eau de rose qu'elle décida de laisser son regard papillonner autour d'elle pour ne pas être plus mal à l'aise. Elle était flattée par son compliment mais elle n'était pas habituée. Et elle ne voulait pas être habituée. Cela engendrerait bien trop de difficultés qu'il lui paraissait in-envisageable de se laisser autant aller avec lui. Elle aussi aimait sa tenue, ses cheveux emmêlés par le casque de moto, son parfum et son sourire mais elle ne lui dit rien. Elle ne pouvait pas et elle ne le voulait pas. Elle préféra aussitôt changer de sujet en lançant d'une voix entraînante :

« Prêt à te farcir Corneille ? J'espère au moins que tu sais qui c'est ! »

Elle lui sourit en cillant et éclata de rire en lui passa sa main dans les cheveux pour les démêler. Puis elle partit rapidement vers l'entrée du théâtre. Il y avait beaucoup de monde ce soir. Des familles, des personnes âgées mais aussi des jeunes qui étaient venus de toute la ville pour apprécier cette nouvelle compagnie anglaise qui revisitait une œuvre de Corneille. Et tous avaient bien raison; Philippine avait lu les critiques même si elle ne se laissait pas influencer par celles-ci et elles étaient assez bonnes. Elle jeta un regard derrière elle, Callum était sur ses pas. Elle sourit à nouveau mais se retourna aussitôt. Oui, ça avait tout d'un film à l'eau de rose... Elle devenait fleur bleue, elle baissait trop sa garde ce soir. Elle se jura de ne pas accepter de boire avec lui sinon à coup sûr, elle finirait par l'embrasser qu'il le veuille ou non. Et elle le ferait souffrir parce qu'elle ne voulait pas s'engager. Elle fuyait l'amour et tout ce qui s'en rapportait. Et elle savait que ce beau brun, elle n'arriverait pas à l'oublier. Et elle souffrirait elle-aussi. S'ils allaient plus loin, ils tomberaient dans un cercle vicieux infernal... Comme si leur relation n'était pas assez compliquée déjà...
Les spectateurs devant elle avancèrent et ils entrèrent dans l'enceinte du théâtre. Immense, élégamment décorée, le hall était impressionnant. Philippine remarqua aussitôt le stand de confiseries. Elle prit la main du jeune homme dans la sienne et l'entraîna vers celui-ci.

« J'ai faim ! Pas toi ? Mmh... voyons qu'est-ce qu'ils ont... Pralines ? Sucettes ? Mmh non.. trop sucrées !.. Pop-corn ? Dis-moi que tu aimes ça, les pop-corns ?!.. »

Elle le fixa avec un air de petite fille. Finalement, la pièce de théâtre l'a tentait moins qu'avant, depuis qu'elle était avec Callum. Mais l'idée de se retrouver dans le noir avec lui lui plaisait quand même. Elle allait pouvoir passer son temps à lui balancer du pop-corn et à le regarder sans qu'il ne l'a voit. Intéressant... Ils allaient pouvoir embêter les autres comme ils aimaient le faire et ils se feraient sûrement virer pour cause de bruit. Puis ils finiraient complètement éméchés dans un bar si bien qu'ils dormiraient à la belle étoile en se lançant des défis. Cette soirée s'annonçait prometteuse... si seulement cela se passerait comme elle se l'imaginait...