Doriàn, between dreams and rude reality (100%)

11.18pm

Lit trop mou. Veilleuse à la lumière jaune. Fenêtre encastrée dans un mur blanc et décrépi. On aurait dit la chambre d'un mort. Personne, lui avaient expliqué ses parents, personne n'avait pénétré ici depuis son départ. C'était sa chambre d'enfant, celle dans laquelle il allait si peu souvent depuis qu'il avait son propre appartement. La chambre d'un disparu. Un disparu dont la tête tournait dangeureusement. Allongé sur ce lit trop mou. Les yeux mi-clos, il devine tout de même les vieilles fleurs du plafond. Fixer son esprit sur quelque chose d'anodin. Et surtout, ne penser à rien. Pitié, ne penser à rien ! Et surtout pas à tout ce qui avait changé durant son absence.

D'abord, ne pas penser à la tête de son père, quand il l'avait vu arriver à la gare. Ne pas revoir ses grands yeux ébahis, ne reconnaissant pas l'enfant qu'il avait élevé pendant si longtemps. Ne pas comprendre la signification du sourire qu'il lui avait adressé. Ce genre de sourire qu'il y a dans les paraboles, quand Jesus vient ressusciter les malades. Ne pas percevoir le soulagement et l'espoir qui irradiait le visage de l'Homme. Et puis, surtout, ne pas remarquer l'absence de sa mère à ses côtés. Ne pas tirer de conclusions hâtives en voyant le costume élégant de M. Blueberry, et l'absence de sa mère, non. Et ne pas entendre la réponse à ses interrogations muettes. "Non, ta mère ne va pas bien. Nous vivons toujours là-bas hein, ensemble. Mais tu sais, les choses ont changées".

Et puis, ne pas voir sa mère. Ne pas reconnaître les symptomes qui dévoraient son visage. Il avait vu son propre visage. Féminin, aggravé, détruit par les années, mais le sien. Ce visage pâle aux cernes violets. Aux yeux trop rouges pour être naturels. Il n'avait pu s'empêcher de reconnaître la maladie de sa mère. Celle dont personne ne lui avait touché mot. Celle dont il se jouait si fréquemment à New-York. Doriàn, la drogue, ce n'est pas un jeu. Il n'avait jamais cru les brochures préventives. Il aurait du. Il aurait surtout du rentrer plus tôt. Demander des nouvelles. Demander pourquoi il n'y avait plus de nouvelles. Car maintenant, le choc était trop grand pour l'affronter. Il aurait du s'y préparer.

Enfin, ne pas entendre sa mère. Les premiers mots qu'elle lui adressait depuis dix mois d'absence. Les mots qui étaient censé restés gravés dans son coeur, comme de chaleureuses retrouvailles. Cette phrase qui sifflait encore à ses oreilles. "Eh bien, tu n'as pas honte Alex ?" Tout. Tout venait frapper son coeur endurci. Rien. Rien en l'avait préparé à cette violence accumulée. Dix mois. Dix longs mois que sa mère s'enfoncait un peu plus dans la maladie. Dix mois de déchéance absolue. Dix mois où, quotidiennement, elle maudissait le fils qui l'avait abandonné. Plus de travail depuis cinq mois, plus d'amis depuis trois mois, et plus de vie depuis quelques semaines. Alex revoyait ces yeux clos par la décrépitude. Et s'en voulait. Il s'en voulait, car il n'avait pas honte.

▬ Alex ?
▬ Hmm.. oui ?
▬ Je peux entrer, c'est moi.
▬ Oui, entre papa.

Cet homme si propre, si élégant, vivant aux côtés de la femme qu'il avait aimé. Aimé au point d'accepter son fils. Sa condition. Et maintenant sa maladie. Pour la première fois, Alex réalisait que son père n'était pas l'Homme qu'il croyait. C'était quelqu'un. Quelqu'un de plus fort que lui, puisqu'il avait assumé ce que lui avait fui. Et dans la nuit, son regard tranquille vint se poser sur cette figure paternelle, qui pénétrait le seuil de la chambre funéraire. Alex n'avait rien à dire, absolument rien. D'ailleurs, il était intimement persuadé que l'Homme venait ici pour être écouté.

▬ Ca a commencé un mois après que tu sois parti. Trop de moqueries, partout. A cause du fils qui avait préféré l'abandonner. Elle avait toujours cru en toi, et tous les enfants te salissaient à ses yeux, il dénoncait ta fuite. D'abord vers ton propre appartement, puis vers NY. Ce n'était pas une fuite, nous le savions très bien, j'essayais de lui rappeler. Je ne sais pas où elle a trouvé sa drogue. Elle est rentrée un jour, de cet air qui ne trompe personne. Elle a vite lâché son travail. J'ai entrepris de faire des heures supplémentaires, de ramener à la maison tout ce que je pouvais. Pour elle, pour toi aussi, pour continuer à payer le loyer de ton studio. Je voulais que tu le retrouves tel quel à ton retour. Et j'y ai réussi, tu vois. Je me suis fait un nom comme juriste. Mais pour eux, il n'y a pas de Mme Blueberry. Pourtant, c'est pour vous deux que j'ai entrepris tout ça, parce que j'avais promis à ta mère de ne pas l'abandonner. Et je ne le voulais même pas.
▬ Papa, j'ai arrêté les sciences il y a trois mois ans.
▬ Oh, tu ne m'apprends pas grand chose. Tu portes le même non que moi, et je me suis déplacée plusieurs fois à NY. Voyages d'affaires. Colloque avec des collègues de différentes origines. J'ai vu ton principal, qui m'a parlé de toi. J'ai vu le mensonge dans lequel tu nous tenais. J'ai laissé couler. Tu es bon en dessin et en photographie il paraît, tant mieux. Tu iras à l'université ici, tu t'intègreras facilement. D'ailleurs, la photographie, ça ne m'étonne pas vraiment. Tu as toujours regardé les choses avec une acuité sans pareille. D'ailleurs, il t'a suffit de passer le seuil de cette maison pour comprendre tout ce que je suis en train de t'expliquer maintenant, n'est-ce pas ? C'est vrai, j'aimerais bien voir tes photos.

Il continue à parler, jusqu'à ce qu'Alex ferme les yeux et s'endorme. Dans sa tête, résonnaient encore les paroles rassurantes du paternel. Et la triste réalité qu'elle masquait.

10.03am

Deux ans que Doriàn est de retour en Alabama. La liberté de se faire appeler comme il le souhaite, accompli. La liberté de faire ce qu'il veut et ce qu'il aime, accompli. La liberté de faire les choses illégales qu'il souhaite, accompli. En réalité, Doriàn Alex Blueberry, étudiant en arts à l'université, ne touche plus à une seule drogue, et n'a plus envie de l'illégalité. Personne ne l'en empêche, mais la figure de sa mère malade reste invariablement gravée dans toutes les cigarettes qu'il voit défiler. Et pareillement, le visage illuminé de celui qui a toujours été son père, ce matin-là à la gare. L'espoir. Doriàn a offert les trois quarts de sa petite fortune new-yorkaise à sa mère. Permettant de l'envoyer dans un hôpital spécial. Désintoxication. Les deux hommes vivent seuls, tous les deux plus capables que l'autre de se confronter à la réalité. Doriàn essaye simplement de croire qu'il n'y a pas que ça. Il y aussi ses rêves.

Il n'y a pas besoin de voyages pour fuir, voilà ce qu'il a très vite compris. Adossé au platane de son lycée, les souvenirs ont afflués. Et il s'est surpris à rêver d'une famille aimante et stéréotypée. Un rêve qui lui a arraché un sourire, et qui depuis ne le quitte plus. Doriàn a trouvé la force de vivre, de se battre. Quand la fuite devient inévitable, il se réfugie dans ses rêves. Cela fonctionne assez bien. Deux ans qu'il est là, et deux ans qu'il n'a pas regretté la vie qu'il avait à New-York. Rien, désormais, ne peut le faire fuir. La légende de la forêt, pour lui, n'est qu'un rêve de plus. Une manière pour tout le monde de fuir le quotidien. Quand il a entendu parler de toutes ces histoires, il n'a eu envie que d'une chose. Rejoindre une des confréries existantes, simplement pour pouvoir en parler avec d'autres gens. Simplement pour ne pas être seul face à ses démons. Les Delta Nu, évidemment. Un simple moyen d'organiser. Vivre ensemble et rêver, comme la clé de toute sa vie.

Décidément, la vie nous réserve bien des surprises.