Où est-tu? [JUDE]

Où est-tu?
Jude O'Collins && Kate D. McDawn

Lorsque Jude avait lâché sa main, c’était comme si le monde s’était arrêté de tourner. Il avait essayé de faire durer ce moment, comme si c’était le dernier mais tout était allé très vite. Ses doigts s’étaient lentement libérés de ceux de Kate. Des gens l’avait emmené loin de lui, dans un autre véhicule qui allait bien plus vite, en direction de l’hôpital. Il s’était empressé de monter dans une autre voiture pour la suivre, pour ne pas la quitter comme il lui avait promis mais celle-ci n’avançait pas. Il voyait les mètres s’allonger, la distance les séparer. La durée du trajet lui avait paru interminable, les secondes duraient des heures, les minutes duraient des décennies. Il avait cru à de nombreuses reprises que la voiture dans laquelle se trouvait Kate s’était accidentée, puis la sienne. Il s’était imaginé tellement de scénarios qu’il était prêt à tout. À voir tout. À devoir surmonter tout. Et même s’il savait qu’il serait incapable de s’en remettre, il avait émis cette hypothèse. Il devrait, oui… mais il ne pourrait pas. Perdre Kate serait la plus horrible des pertes. Peut-être qu’un jour il s’en remettrait…, peut-être avec le temps. Comme l’on dit, le temps guérit les blessures. Mais Jude savait que c’était des foutaises. Perdre un proche était insurmontable, son visage revenait sans cesse dans les pensées, sa présence manquait, il ne restait plus que les souvenirs et les photos. Comment vit-on, comment se sent-on lorsqu’on perd quelqu’un à qui l’on a pas tout dit ? Comment peut-on continuer de vivre sans celle qui nous fait rire, pleurer, manger ? Comment peut-on perdre une amie aussi chère que Kate ? Quelle douleur cela fait-il ? Durant le trajet, l’irlandais se promit que plus jamais, ô plus jamais, il ne mettrait la vie d’autrui en danger. Plus jamais il ne ferait une escapade aussi périlleuse. Si quelqu’un venait à lui dire que tel lieu était trop dangereux, il ne ferait plus la fine bouche et se rangerait du côté de la voix de la sagesse. La voix de la sagesse, justement…, elle lui avait manqué quand il avait accepté d’aller au campement. Pour lui et pour tous les étudiants, les quinze jours auraient dû être apaisants, tranquilles. Ils avaient prévu au départ de faire la fête 24h/24 et de profiter des lieux. L’endroit était magique, il y avait des cascades et d’autres lieux insolites. Malheureusement les tragiques évènements avaient bouleversé leurs plans et ils s’étaient retrouvés à crapahuter dans la forêt pour retrouver les disparus… pour se retrouver ensuite nez à nez avec deux cadavres.

Quand sa voiture se gara enfin devant l’hôpital, celle de Kate était arrivée depuis de nombreuses minutes, si bien que les médecins l’avaient probablement déjà emmené pour lui prodiguer des soins. Jude se hâta d’entrer dans l’immense bâtiment. Il y avait tellement de monde qu’il lui était impossible de se repérer et toutes les infirmières et secrétaires étaient occupées. Elle n’avait pas de temps à perdre avec quelqu’un qui voulait connaître le lieu où Kate avait été emmenée. Comme si toute la ville s’était donnée rendez-vous à l’hôpital ce jour-la. Jude chercha des yeux son amie, en vain. La foule était dense, il ne voyait pas plus loin que ses pieds. Il tenta alors de retrouver les étudiants qui l’avait accompagné mais sa quête fut toute aussi vaine. Il fit le tour du rez-de-chaussée, les médecins n’avaient sûrement pas fait monter Kate. Son état était bien trop critique pour perdre du temps. Mais il avait beau chercher, regarder dans toutes les salles, elle n’y était pas. Pas encore défaitiste, il renouvela sa demande auprès d’une secrétaire qui l’ignora au lieu de consulter seulement quelques secondes le cahier des entrées aux urgences. Fatigué, angoissé, Jude décida d’aller prendre l’air. Cela l’aiderait peut-être à se calmer et à appréhender les nombreuses minutes, voire heures, qu’il allait devoir patienter. Une fois dehors, il s’alluma une cigarette. Il se détendit quelques instants avant de voir à nouveau resurgir la peur. Un nœud dans son estomac s’était formé. Il avait tellement peur pour Kate. Il ne voulait absolument pas la perdre. Elle était trop chère à ses yeux. Sa petite Katy…, que deviendrait-il sans elle ? C’en était une colle. Oui, que deviendrait-il sans sa camarade de crêpes ? Il n’en savait fichtrement rien. Et cela lui faisait peur, encore plus. Peut-être tomberait-il dans l’alcool ? Dans la drogue ? Peut-être pleurerait-il sans cesse ? Serait-il toujours le même ? Agacé par ces questions, Jude écrasa sa cigarette et rentra. Cette fois-ci, une secrétaire prêta attention à sa demande et l’informa des dernières nouvelles dont elle disposait. Une jeune femme blonde, sévèrement amochée à la tête, avait été admise en salle 8 et elle se trouvait maintenant dans une salle à l’étage, la 24 ; les médecins attendaient son réveil. Instantanément, Jude se mit à courir dans les couloirs et grimpa par quatre les marches de l’escalier avant de se rendre à la chambre 24. Un médecin se tenait face au lit. Jude posa immédiatement son regard sur le lit. C’était bien Kate. Endormie, avec encore un tuyau dans le nez et un bandage autour de la tête. L’homme à la blouse blanche ne broncha pas et Jude s’approcha de son amie. Il lui prit la main et l’embrassa sur le front.

« Kate… Tu m’as fait si peur… Et je… je n’étais pas là… J’étais dans une autre voiture… Je suis désolé… Pardonne-moi, Kate…, murmura-t-il avant de l’embrasser à nouveau sur la joue. Le médecin prit alors la parole :
-Vous êtes de la famille ? Car vous devez savoir que cette jeune femme a été sérieusement touchée lors de l’explosion… Elle a subi des dommages au niveau de la tête mais nous avons pu la soigner. L’opération s’est très bien passée, nous attendons maintenant qu’elle se réveille mais ses signes vitaux sont bons, son état est stable. Ses jours ne sont plus en danger. Et si elle a mal à la tête, ne vous inquiétez pas. Elle a subi un tel choc…
-Ah… Merci docteur. Merci beaucoup, remercia Jude en lâchant un soupir.
-Et vous, vous semblez un peu abîmé vers votre sourcil… Vous voulez que j’appelle une infirmière ?
-Non non, ça ira… Je vais passer de l’eau dessus mais plus tard… Je veux être là à son réveil.
-Vous savez, elle risque de se réveiller dans une bonne heure au moins alors laissez une infirmière s’occuper de vous.
-Non, merci. Je reste ici, avec Kate. »

Tout était donc fini. Kate allait se réveiller, elle allait avoir mal à la tête mais elle était tirée d’affaire. Jude allait pouvoir rire, pleurer, manger avec elle. Leur amitié n’était pas fini. Elle devrait encore le supporter pendant longtemps. Ô que oui, elle allait l’avoir sur le dos ! Il n’allait pas la quitter d’une semelle le temps de son rétablissement, et même plus s’il le fallait. Jude sentit toute la tension s’évacuer. Ses épaules se détendirent, les muscles jambes qui avaient été raides comme des bâtons de bois se relâchèrent. Maintenant, tout ce qu’il voulait, c’est voir les beaux yeux de Kate ouverts et qu’il puisse la ramener chez elle. Ensuite il prendrait un bon bain et il veillerait sur elle toute la nuit. Mais il savait que les médecins ne la laisseraient pas sortir tout de suite. Ils devaient vérifier que son état soit vraiment stable et que sa tête ne la fasse pas trop souffrir sinon elle devrait repasser des examens.
Il s’assit dans un fauteuil tout près du lit sans pour autant lâcher sa main. Elle était si douce, elle semblait si fragile… Il caressa sa paume doucement et la regarda. Elle dormait, elle respirait, elle semblait sereine. Son visage était comme reposée même si l’on devinait aisément le dur combat qu’elle venait de mener. Jude était fier d’elle, elle avait réussi à se battre, à vivre. Elle allait pouvoir continuer toutes ses activités préférées et ils allaient enfin pouvoir manger leurs crêpes. Le ventre de Jude était toujours aussi affamé mais avec l’explosion, ça n’avait pas été sa principale préoccupation. Si bien que lorsqu’une infirmière passa quelques minutes plus tard pour savoir si tout allait bien, Jude lui demanda s’il était possible qu’elle lui apporte une barre pour alimenter son estomac qui criait famine, ce qu’elle accepta aimablement.
Épuisé, Jude s’endormit un court instant avant de revenir à lui lorsque l’infirmière lui apporta son léger repas. Il avala d’une traite la barre et reporta son attention sur Kate. Les minutes avaient défilé, une heure s’était écoulée jusqu’à ce que Kate bougea. Elle porta sa main à son front et grimaça. Elle devait avoir mal et les évènements devaient lui revenir à l’esprit, ce qui n’arrangeait pas les choses. Puis elle se rendit compte de sa présence lorsqu’elle serra son poing. Son poing dans sa main. Jude lui sourit et se rapprocha d’elle. Il ne lâchait pas sa main, bien trop précieuse, et l’interrogea lentement :

« Kate… Comment te sens-tu ?… Tu veux que j’appelle un médecin pour qu’il t’examine ?… Oh Kate… tu m’as fait peur tu sais… Tellement peur… On recommencera plus jamais ça, hein… Le campement, la forêt… C’en est fini de ça… On va rester sagement en ville… Ca, au moins, on connait… Kate, j’ai… enfin j’ai cru que tu allais… que tu étais partie… Ca m’a fait si bizarre… J’ai… tu m’as manqué pendant ces longues minutes où je n’étais pas auprès de toi… »

Les larmes commencèrent à couler le long des joues de Kate la rendant encore plus belle. Vêtue de la tenue de l'hôpital – c'est-à-dire d'une simple chemise de nuit bleu océan -, elle n'était pourtant pas à son avantage. Ses mèches de cheveux étaient emmêlées les unes dans les autres, sa peau était abîmée par l'explosion, ses traits étaient tirés. Mais Jude la trouvait resplendissante, bien qu'il se faisait du souci pour elle. Il la regarda quelques instants, la contemplant, sans piper mot. Les mots lui manquaient ainsi il préférait la regarder. Le silence s'installa mais il pensa que c'était un joli silence. Un silence qui ne pesait pas, qui faisait du bien à tous les deux. Ils étaient là, à se regarder. D'innombrables images défilèrent dans la tête du jeune homme. Des pensées obscures surgirent à propos de l'explosion, de la peur qu'il a éprouvé la voyant étalée sur le sol, inerte. Mais des images apaisantes, agréables traversèrent ses pensées, le jour où il l'avait découvert dans la forêt, leurs crêpes parties, sa personnalité, son sourire, ses yeux. Emu, il tourna le regard vers la fenêtre. La nuit était tombée, la pièce était seulement éclairée par un abat-jour au plafond. A travers la fenêtre, l'irlandais ne percevait presque rien mais il laissa son regard vaguer au-dehors. Sa respiration s'était calmée lorsqu'elle avait ouvert les yeux. L'excitation était toujours là, il avait eu une grande frayeur mais désormais il la savait saine et sauve, comme ce que lui avait promis le médecin. Il pouvait désormais se reposer, oublier ces tristes événements récents et se concentrer sur sa vie. Sa vie urbaine, de retour à la civilisation. Néanmoins il ne pourrait jamais oublier ce qui s'était passé quelques heures plus tôt. Le corps de Kate allongé sur le sol était une image qui ne s'évaporerait pas. Préférant chasser ses mauvaises pensées, il ferma les yeux et songea à un jour plus heureux. Soudain, il pensa à sa sœur, Tara. Il ne savait pas où elle se trouvait ; si elle était toujours là-bas, dans cette forêt si sordide ou si elle était revenue à Greenville. Puis il pensa à Enzo, Anthony qu'il n'aimait pas vraiment, et se ressaisit. Si elle était avec eux – ce qui était évident, elle était en sécurité.

A nouveau, il plongea son regard dans celui de la blondinette allongée devant lui. Il serra sa main avec plus de force, comme si cela était encore possible et passa sa main dans ses cheveux. Il baissa la tête, s'adossant au lit et finit par coucher sa tête sur le lit, tenant toujours sa main. Il perçut le doux son de ses larmes ce qui le rendit mélancolique. Il ignorait la raison de ses pleurs. Etait-elle heureuse d'être encore en vie ? Etait-elle malheureuse de ce qui lui était arrivé ? Un instant, Jude hésita. Et si Kate ne voulait pas de lui ? Si elle le refoulait ? Si elle ne voulait plus le voir, en considérant que ça avait été de sa faute le fait qu'elle se trouve près de l'explosion... Puis il se rappela de ses dernières paroles. Celles-ci résonnèrent dans sa tête en écho. « J'ai étais... tellement idiote, Jude. Si tu savais comme j'ai été idiote. Et j'ai eu... tellement... tellement peur de ne plus pouvoir te serrer dans mes bras... Tu ne peux pas savoir comme ta présence me fait du bien... Promet moi, Jude... Promet moi qu'on ne se fera plus jamais aussi peur et qu'on ne se séparera... plus jamais. Tu m'as manqué Jude, horriblement. Reste ici... je t'en prie. Reste avec moi... » . Il sortit de sa torpeur, ou du moins ce qui en ressemblait et resta dans sa position, encore. Il caressa doucement sa main pour lui signifier qu'il était bien présent, qu'il avait entendu ce qu'elle lui avait dit, et qu'il approuvait. Oui, il lui promettait de ne plus recommencer et qu'ils ne se sépareraient plus... plus jamais. Lui aussi avait très envie de le lui dire. Mais sa voix ne voulait pas se montrer. Il avait beau se décider intérieurement mais le son ne sortait pas. Il lui avait déjà dit qu'ils ne recommenceront plus ce qui c'était passé mais il n'avait pas encore pu lui dire que plus jamais ils ne se sépareraient. Etait-ce un trop grand pas pour Jude ? Il l'ignorait. Bien que l'envie était là.

Soudain, il entendit les pleurs de Kate se déversèrent à flot. Comme s'ils étaient plus affluents que tout à l'heure. Il releva la tête et s'approcha d'elle. Son visage était encore plus marqué que durant les minutes précédentes. Les larmes n'avaient non pas durcies son visage mais elles l'avaient tirés. La fatigue était ce qui était de plus frappant lorsque l'on regardait la jeune femme. Toutefois les larmes avaient éclairé ses yeux qui semblaient briller. Kate avait le regard scintillant, comme si des petites étoiles s'étaient glissées dans ses pupilles. Elle était encore plus belle, superbe, admirable. Jude la trouvait en ces instants une combattante, une jeune femme d'une grande combattivité. Elle avait surmonté tant d'épreuves qu'il douta de lui. Si les rôles avaient été inversés, aurait-il trouvé la force pour rouvrir les yeux et ne montrer aucune marque de faiblesse ? Il parvint à se rassurer que les rôles n'étaient pas inversés et qu'en ce sens, tous deux étaient en vie. Bien sûr qu'il se serait battu jusqu'au bout pour vivre, mais y aurait-il parvenu ?
Il avait gardé sa main dans la sienne, et continuait de la caresser délicatement. Elle était si douce qu'il lui était difficile de s'en détacher. Il rapprocha son visage du sien et tourna la tête vers son oreille. Il attendit quelques secondes, qui lui parurent cependant d'interminables minutes, et finit par lui glisser :

« On ne se séparera... plus jamais. »

Il se rapprocha de la jeune femme et sentit son propre cœur commencer à accélérer. Il hésita à nouveau mais il avait envie. Kate était une très bonne amie à lui et une femme resplendissante. Jusqu'alors il avait préféré la considérer uniquement comme son amie mais ce qui s'était passé avec l'explosion avait tout chamboulé en lui. Kate l'avait rendu vulnérable, hésitant, perdu. Il avait alors compris ce qu'elle signifiait véritablement pour elle. La joie, le bonheur était tel lorsqu'elle avait ouvert les yeux qu'il lui était désormais impossible de reculer sinon il le regretterait. Il ne savait pas ce qu'elle ressentait pour lui mais en cet instant, il préféra ignorer cette question. Pour lui, c'était le moment où jamais. Il éprouvait plus que de l'amitié pour la jeune McDawn qu'il serait stupide de reculer en cet instant. Il continua de se rapprocher de son visage et au bout d'un moment, il sentit son souffle sur ses lèvres. Il avait les yeux fermés depuis quelques secondes déjà, ayant un certain a priori sur la réaction de la jeune femme...