evvy.

EVVY SE RÉVEILLA EN SURSAUT.
Elle avait roulé sans s’arrêter depuis cinq heures ce matin, ne s’accordant une pause que pour mettre de l’essence ou pour s’acheter un sandwich. Elle avait tout laissé tomber : son boulot de barmaid, bien qu’elle ait enfin décroché son contrat à plein temps ; ses amis, aussi peu nombreux fussent-ils ; sa famille. Tout. Elle avait vendu toutes ses affaires, rassemblé toutes ses économies et s’était mise au volant de sa vieille Ford décapotable de 90 avec trois mille dollars en poche. Après toute une journée à conduire son tacot, elle avait enfin décidé de s’arrêter. La monotonie de l’autoroute avait eu raison d’elle, et épuisée, elle s’était endormie à l’arrière de sa voiture dans une aire de repos.
Ce n'était sûrement pas la chose la plus intelligente à faire. Evvy s'était garée dans une aire de repos fréquentée par des routiers et très vite elle compris que ce n'était pas l'endroit idéal pour se reposer. Des camions entraient et sortaient du parking à une allure folle, leurs moteurs vrombissant sans arrêt ; des groupes de routiers bourrés passaient devant sa voiture, chantant des chansons qu'elle avait du mal à comprendre. Finalement, elle s'était réveillée très tôt le matin, tout en restant cachée sous sa couverture. Mais son stratagème pour ne pas se faire remarquer n'allait pas marcher. Qui ne remarquerait pas une Ford garée au milieu de centaines de camions ? Evvy sursauta. Quelqu'un venait de toquer.
Un homme était en train de la regarder à travers le pare-brise arrière, collant sa face contre la vitre. Il l'observait avec des yeux qui ne laissaient présager rien de bon, un sourire pervers aux lèvres. Son visage était noir de cambouis et son sourire laissait apparaître des dents plombées. Il était mal rasé, habillé d'une veste en cuir. Ses yeux vitreux ne cessaient pas de la reluquer. Elle se redressa. Maintenant qu'il l'avait vu, il n'y avait aucun sens à essayer de se cacher sous une couverture. Elle n'avait pas peur : l'homme l'avait juste surpris et il n'y avait aucune raison de céder à la panique. Elle allait simplement se glisser sur le siège conducteur, mettre le contact, démarrer sa vieille Ford et quitter ce parking. Mais à peine s'était-elle installé derrière le volant qu'un second homme vint rejoindre le premier, puis un troisième. Au final, le groupe qu'elle avait entendu chanter plus tôt dans la soirée était au complet derrière les vitres de la Ford, regardant Evvy comme un jeu qui pourrait certainement les amuser.Aucune raison de paniquer, pensa Evvy. Ils vont tranquillement me regarder encore quelques secondes, et après, ils partiront. Mais les routiers n’allaient pas se contenter de si peu et avaient bien d’autres projets.
Cela ne faisait que trois jours qu’Evvy avait quitté sa vie tranquille d’Albany. Elle n’aurait jamais imaginé se retrouver coincer dans un parking rempli de pervers à se faire reluquer par des routiers bavant d’impatience comme des chiens. Il y a trois jours, elle dormait encore dans son appartement deux pièces, elle allait voir sa mère à l’hôpital, partait pour travailler et éventuellement allait boire un verre au bar du coin. Sa vie monotone et sécurisée ne lui manquait cependant pas ; se faire observer par des routiers qui ne pensaient qu’à la violer avait son côté effrayant mais également excitant. Elle était pour la première fois de sa vie en danger. Cette fois, elle sentait l’adrénaline monter en elle, une adrénaline nouvelle, non pas celle qu’elle ressent lorsqu’elle est en voiture et qu’elle prend une bosse. Elle était réellement en danger et cela l’excitait. Sa vie d’avant était-elle si monotone que cela pour qu’elle s’étonne à s’amuser en pareille situation ? Evvy aimait les imprévus. A Albany, son emploi du temps était fixé par son patron, elle travaillait chaque jour pour trois bouchés de pain et elle s’enfermait rapidement dans une léthargie profonde. C’était simple : toute sa vie, elle l’avait passé comme morte. Et là, alors qu’elle était plus proche que jamais de se faire agresser, elle sentait enfin qu’elle vivait.
- Tu souris ma grande, ouvre la porte, je vais te faire rire maintenant.
Evvy se tourna vers l’homme qui avait parlé. A force de comparer la situation à sa vie d’il y a trois jours, elle avait affiché un sourire qui avait plu aux routiers et qui avait laissé livre court à leurs imaginations. Elle ouvra son sac et prit ses clefs de voiture.
- Peut-être une autre fois, mon jolie.
Elle mit le contact. Et elle commença pour la première fois de la soirée à avoir vraiment peur. Les cinq routiers commençaient à pousser la voiture dans tout les sens. Ils riaient à pleine gorge, excités d’une toute autre façon qu’Evvy, ravis d’entendre que la jeune femme s’opposait à leurs volontés. Elle mit le moteur en route, enclencha une vitesse et accéléra. Les pneus de la voiture crissèrent, mais la voiture n’avança pas. De la fumée blanche s’échappa et les routiers rirent aux éclats. Evvy jura. Pendant un instant, elle crut que les pervers avaient réussi à immobiliser la voiture, mais elle soupira de soulagement lorsqu’elle vit qu’elle avait oublié le frein à main. Elle fit un geste d’au revoir, désenclencha le frein à main et accéléra. Cette fois ci, la voiture se mit en mouvement. Elle avança quelque mètre, avant de mettre la marche arrière. Elle recula pour être de nouveau à niveau des routiers et ouvrit la vitre de quelques centimètres. Elle sourit.
- La route pour Charlottesville ?
Le routier auquel elle s’était adressée se tapa la fesse. Evvy comprit qu’ils étaient trop vexés pour répondre. Elle sourit et partit.



EVVY ETAIT ARRIVEE A ASHEVILLE DEPUIS DEUX JOURS.
Elle ne savait toujours pas où aller, tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle se dirigeait vers le Sud. Dans trois ou quatre jours, elle serait peut-être déjà vers Atlanta, peut-être même Miami. Qui sait ? Peut-être que subitement elle décidera de se diriger vers l’Ouest, ou vers le Mexique. Evvy aime les imprévus. Elle roulera tant que sa vieille Ford tiendra le coup.
Evvy s’était installée depuis deux jours dans un motel près d’Asheville, afin de se reposer et de faire réviser sa voiture. Depuis qu’elle était partie d’Albany il y a sept jours, elle avait déjà claqué sept cent dollars, entre nourriture, essence et motel. Partie avec trois mille dollars, il ne lui restait plus que deux mille trois cent, moins les deux cent pour la révision de la voiture, les quatre cent qu’elle doit à la directrice de l’hôtel. Au final, il ne lui restait qu’un peu plus de la moitié de ses économies. A ce train là, elle n’aurait plus rien d’ici deux semaines. Elle avait fait ses affaires : aujourd'hui, elle pouvait récupérer sa voiture et aussitôt qu'elle se mettrait derrière le volant, elle reprendra la route. Tout ce qu'elle avait apporté d'Albany tenait dans un sac de voyage : des fringues, des CDs, des livres. Elle n'avait pris aucun souvenir de sa vie passée.
Elle sortit du motel, un établissement qui n'avait rien de luxueux dont la propreté laissait à désirer mais qui proposait le minimum pour dormir. Elle traversa la route et se rendit au garage où sa Ford de 90 l'attendait. Evvy se dirigea vers le petit bureau au fond du garage, un petit entrepôt fait de grands panneaux de tôles. Le garagiste, un homme au ventre immense, à la moustache qui gardait les marques du déjeuner de midi, la regarda brièvement avant d'ouvrir un tiroir et d'y sortir une pochette plastique avec la facture et les clefs de la voiture d'Evvy
- On a révisé votre tacot. On a dû changer la distribution, les plaquettes et la tête de Delco, avec les frais de main d'œuvre, ça vous fait 650 dollars.
650 dollars ! Elle qui pensait en avoir pour à peine 200.
- Pardon ? Tout ce que vous allez avoir, monsieur, c'est 200 dollars, les 200 qui étaient convenus dès le départ pour la révision. Je ne vous ai jamais donné mon accord pour changer la tête à Momo et tous les autres trucs.
- Pardon ?
Le garagiste avait prit une voix haut-perchée, une tentative d'imitation de la voix d'Evvy.
- Écoute ma jolie, la vie est remplie d'imprévus, on t'a changé les pièces, tu les paies ou on garde ta caisse.
Dire qu’il y a quelques jours, je me suis dit que j’aimais les imprévus, pensa Evvy. Je déteste les imprévus. Le ton de la voix du garagiste était effrayant et il semblait sûr de ce qu’il faisait. Peut-être qu’elle ferait mieux de lui donner l’argent et de repartir avec sa voiture.
- Si j’appelle la police ? Vous n’avez pas le droit de voler ma voiture.
- Mais appelle ma jolie, le temps que les flics se ramènent ici, ta voiture sera déjà démontée en centaines de pièces. Et tu n’as aucune preuve qu’on t’es pris ta voiture, n’est-ce pas ? Aucune facture, rien. Alors tu payes ou tu laisses la caisse.
Elle s’était faîte avoir comme une conne. Elle aurait dû demander une facture. Elle allait devoir lui donner les six cents cinquante dollars. Elle chercha dans son sac à main son portefeuille. Evvy n’était pas une femme comme les autres : elle avait un sac à main rangée, chose quasiment impossible de trouver sur la surface de la terre. Pas de maquillage qui traîne, pas de papiers, pas de miroir, juste le strict minimum. Elle compta les billets et tendit la somme qu’il fallait au garagiste. Celui lui lança les clefs de sa Ford.
- C’est un plaisir de faire affaire avec vous, ma jolie, revenez quand vous voulez. Votre caisse vous attend dehors.
Son of a bitch.


Elle mit ses lunettes de soleil, des vieilles wayfarer blanches que sa mère lui avait offerte quand elle n’avait que vingt ans et s’avança vers sa voiture. Elle était sûre que ce gros sac de garagiste ne lui avait rien remplacé, mais elle n’était absolument pas capable de dire ce qu’était une tête de Delco ou bien la distribution, elle n’allait donc pas pouvoir vérifier par elle-même. Elle resta quelque temps à côté de sa voiture, le vent caressant son visage. Ses anciens amis, sa famille se demandaient sûrement où elle était. Elle ne se posait pas la même question. Elle se demandait seulement où tout cela la menait. Elle était partie après la disparition de sa mère, emportée par un cancer du sein, ne souhaitant qu’une chose : vivre pleinement sa vie, sans contrainte, librement.

Si elle aime sa nouvelle vie ? Oui.
Si elle peut la mener comme cela tout le temps ? Non.
Trois jours plus tard, elle s’installa à Greenville, plus un sou en poche.




Sa relation avec la Légende et les premiers jours à Greenville.
Evvy vient d'arriver à Greenville. La première chose qu'elle a fait fut de dépenser ses dernières dollars pour une chambre d'hôtel. Dix nuits, pas plus, puis elle sera forcée de prendre ses bagages et de repartir dormir dans sa voiture. La seconde chose qu'elle a fait, ça a été de piquer le journal d'un café où elle avait pris un verre. La troisième chose, ça a été de lire tous les articles sur ce phénomène qui se déroulait dans cette petite ville, phénomène qu'on appelait la Légende.

Sa réaction ? Une indifférence.
Beaucoup de personnes s'inventent des choses pour pimenter leurs vies. Greenville est une ville calme, peut-être que cette histoire de Légende était construite de toute pièce, pour effrayer, pour se faire peur.
Lorsqu'elle apprit les derniers jours que des accidents étranges, des agressions et des meurtres se multipliaient, lorsqu'elle comprit que les gens étaient vraiment effrayés, qu'ils avaient vraiment peur et que les autorités avaient installées plusieurs mesures pour garder le calme et l'ordre dans cette ville d'Alabama, Evvy commença à avoir peur. Où était-elle tombée ?

Elle avait alors décidé de reprendre la route. Elle était montée dans sa voiture, avait démarré le moteur. Elle n'avait fait que quelques mètres lorsqu'elle entendit un bruit étrange et que de la fumée blanche s'échappa du capot de sa voiture. Plus moyen de redémarrer sa voiture. Elle était coincée.

Et elle commençait à se dire qu'elle détestait vraiment les imprévus.
Et elle se rappela sa mère, lui disant qu'il fallait affronter ses peurs...